Plusieurs études portant sur des populations font état d’une corrélation entre la consommation de poissons et de fruits de mer – donc d’acides gras oméga-3 à longue chaîne tels que le EPA et le DHA, et la dépression et/ou la mort par suicide. Le « bon gras » aurait-il un rôle à jouer dans l’équilibre nerveux ? C’est en tout cas une nouvelle aire de recherche qui s’offre à ces acides gras très en vogue, propulsés dans l’actualité en raison de leurs effets désormais bien documentés dans la santé cardio-vasculaire.
Maniaco-dépression
Les oméga-3 ont déjà engrangé quelques résultats encourageant dans les désordres bipolaires ou syndrome maniaco-dépressif, où les troubles de l’humeur se caractérisent par des épisodes alternants euphorie et dépression. C’est le cas d’une étude d’intervention menée en double aveugle auprès d’un petit échantillon (n = 30) de femmes ayant présenté au moins un épisode maniaque ou dépressif l’année précédente.
Les résultats montrent que la prise de 6,2 g de EPA + 3,4 mg de DHA permet une certaine stabilisation, par rapport au groupe contrôle prenant de l’huile d’olive. Cette intervention, qui appelle d’autres études à plus grande échelle, ne permet cependant pas de savoir si des quantités plus faibles, compatibles avec ce qui peut être trouvé dans l’alimentation, exercent une influence sur l’équilibre nerveux. Plusieurs publications récentes apportent des éléments de réponse.
Moins de « baby blues »
Pour vérifier ce que rapportent certaines études de populations sur l’incidence de la dépression post-partum et les oméga-3, en particulier le DHA, une équipe australienne a mené des investigations auprès d’un groupe de 380 femmes . Ils constatent qu’une augmentation de 1 % de la concentration plasmatique de DHA est associée à une réduction significative de 59 % des symptômes dépressifs, alors qu’une augmentation de la durée du séjour à l’hôpital après l’accouchement de 1 jour est associée à une augmentation significative de 19 % des symptômes dépressifs.
Les auteurs attirent cependant l’attention sur le fait que cette étude ne permet pas d’établir un lien causal entre le DHA et les symptômes dépressifs. Ils soulignent notamment le fait que le taux plasmatique de DHA mesuré chez ces femmes était influencé de façon positive par le niveau d’éducation, et négativement par le tabagisme.
Fausse piste en Finlande…
Les épidémiologistes soulignent volontiers l’augmentation de l’incidence des troubles de l’humeur, de la dépression et des suicides, et certains établissent une corrélation avec la réduction de la consommation de poissons et autres produits de la mer. Cette tendance se retrouve notamment au Japon et en Finlande. Mais cela ne prouve toujours rien…
Pour en savoir plus, une équipe de National Public Health Institute de Helsinki a examiné les données d’un large échantillon comprenant près de 30 000 hommes âgés de 50 à 69 ans impliqués dans une étude de population. Ils ont calculé de façon rétrospective la consommation de poisson et d’acides gras, pour confronter ces données à celles des troubles de l’humeur, dépressions et morts par suicide. Aucune association significative n’apparaît dans cette étude, ce qui conduit les auteurs à conclure que l’apport alimentaire en oméga-3 ne présente aucune association avec le niveau d’humeur.
… et en Australie
Même « déception » dans une autre étude menée récemment par des chercheurs de l’Université de Melbourne, en Australie, auprès de 755 femmes âgées de plus de 25 ans. Ils ont évalué l’apport en huile de poisson et fruits de mer au cours des 6 années précédentes, pour comparer ces résultats à la prévalence de la dépression au cours des 12 mois précédents. Ici aussi, il n’y a pas de différence significative dans l’apport en oméga-3 entre les femmes victimes d’une dépression et celles qui ne le sont pas.
Cela brouille la piste, mais ne l’efface pas pour autant… En effet, dans cette dernière étude, on peut relever que l’apport en oméga-3 dans cette population était très bas : 0,09 g par jour (0,04 à 0,18 ) chez les déprimées, et 0,11 g par jour (0,05 à 0,22) chez les non déprimées. Le taux de dépression est également plus élevé qu’attendu. Il n’est donc pas exclu que l’apport en oméga-3 soit insuffisant pour produire des effets.
Précisons aussi que dans ces deux études, l’enquête alimentaire ne porte que sur l’apport en oméga-3 issus des poissons et des fruits de mer, et pas sur l’ensemble les sources d’oméga-3, notamment végétales (contenant de l’acide alpha-linolénique ou ALA). Or, dans le domaine cardiovasculaire, les recherches ont montré l’intérêt des 3 acides gras oméga-3 (ALA, EPA et DHA), et il n’est pas exclu qu’il en aille de même pour les nerfs.
Enfin, le rapport entre oméga-6 et oméga-3 n’est pas non plus pris en considération, alors qu’il joue lui aussi un rôle important. Lorsqu’il est trop élevé, ce qui est fréquent, cela accentue le manque d’oméga-3.
Coeur et dépression
Dans une autre publication récente, des scientifiques du Centre Hospitalier de l’Université de Laval, au Québec, se sont intéressés à la relation entre la dépression, les taux sanguins d’oméga-3 et d’oméga-6 chez des patients victimes de syndromes coronariens aigus. Ils ont comparé le profil des acides gras poly-insaturés plasmatiques de 54 patients déprimés à celui d’un même nombre de patients non déprimés et appariés pour l’âge et le sexe.
Leurs résultats montrent que les patients déprimés affichent des taux plasmatiques significativement plus faibles en oméga-3 totaux et en DHA, des rapports entre l’acide arachidonique (AA) et le DHA, AA/EPA et oméga-6 totaux/oméga-3 totaux plus élevés que les non déprimés. Les auteurs précisent qu’il n’y avait pas de différence de départ dans les facteurs de risques ou de protection potentiels entre les deux groupes. Il n’est onc pas exclu que la maladie coronarienne et la dépression trouvent dans les oméga-3 un levier nutritionnel commun.
Le gras des vieux Crétois
Les habitudes alimentaires crétoises sont devenues une référence en matière d’alimentation saine pour le cœur et les artères, notamment en raison de la spécificité de leurs matières grasses, où les oméga-3 sont bien représentés. L’exposition pendant plusieurs décennies à une alimentation de type méditerranéen a-t-elle un impact sur la survenue de la dépression ? C’est précisément ce qu’a voulu savoir une équipe de l’Université de Crète, à Iraklion (Grèce), qui a recherché 150 survivants de la célèbre « Seven Country Study », l’étude qui a révélé les bienfaits cardiovasculaires de l’alimentation méditerranéenne.
Pour obtenir une image des habitudes alimentaires au long cours en matière d’oméga-3, les auteurs ont mesuré la quantité d’ALA dans le tissu adipeux des vieillards, âgés en moyenne de 84 ans. Et ils observent, pour la première fois, une corrélation inverse entre les taux d’ALA dans le tissu adipeux et la dépression : ces taux sont en moyenne 10,5 % plus bas chez les déprimés.
On sait que les oméga-3 sont capables d’inhiber la production de cytokines, et qu’à l’inverse, plusieurs cytokines, telles que les IL-1, IL-2, IL-6, INF gamma et INF-alpha, ont été associées à la dépression. Les auteurs suggèrent que c’est par un effet sur la synthèse des cytokines que l’ALA et/ou ses métabolites à longue chaîne seraient inversement corrélés à la dépression. Décidément, l’alimentation méditerranéenne n’a pas fini de distiller ses vertus…
Nicolas Guggenbühl
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